Une tâche. De café. Ou de thé, difficile à dire finalement.
Elle est plutôt foncée sur les bords, au centre comme peinte à l’aquarelle, d’un brun soutenu, terrien. La tâche semble presque dessiner un visage. C’est ce qu’elle voit du moins, un visage. Un visage qui rit, qui se moque probablement. Qui se moque parce qu’il la force à nettoyer.
Elle n’avait pas 20 ans quand elle l’a épousé. Il était tendre, doux. Il était là pour elle, pour l’écouter, pour la toucher, pour lui apporter ce qu’elle croyait ne pas avoir en elle seule. « Pour la compléter » comme ils disent. Elle était sa « moitié ». Puis la moitié avait fini par ne devenir qu’un quart, puis un sixième. Et elle avait parfois se sentiment profond d’avoir disparu. Ou du moins de ne plus bien savoir qui elle était.
La première fois qu’ils avaient fait l’amour, elle avait entendu. Son cœur. A lui. Et elle avait cru que c’était le sien, au point peut-être de ne plus l’entendre, son propre cœur. Elle avait compris qu’il allait être là pour elle, qu’il allait donner un sens à ce qu’elle est. Elle avait compris qu’elle devrait devenir une moitié, et plus un tout à elle seule. Ce travestissement ne lui avait pas fait peur, parce qu’elle y voyait une possibilité de se reposer.
Elle se sent invisible, souvent. Elle se demande parfois si le monde serait différent sans elle. Si ses proches ne seraient pas plus heureux sans elle. Mais elle ne veut pas se le demander vraiment, alors elle préfère que les gens s’inquiètent pour elle. Qu’il s’inquiète pour elle. Qu’il voit sa vulnérabilité et ses faiblesses et qu’il la renforce, qu’il fasse d’elle un être chéri. Un être qu’il faut surveiller, qu’il faut dorloter, qu’il faut rassurer, qu’il faut encadrer, dont il faut parler beaucoup. Un être central dans la vie de l’autre. Mais pas pour des qualités hors du commun, pas pour le bonheur qu’elle pourrait apporter. Non, elle veut être centrale par sa fragilité hors du commun, par le fait qu’elle se présente devant le gouffre et qu’elle menace de sauter, mais qu’elle hésite encore à prendre son parachute.
Alors elle ne mange pas. Enfin si, elle mange. Mais peu. Avec discipline, avec sérieux. C’est sa carrière. C’est là qu’elle peut faire ses preuves et l’épater par son contrôle et sa maîtrise de ce corps. Ce même corps qu’il a aimé la première fois et qu’il a cru comprendre.
Elle est plus forte que toutes les autres femmes. Elle n’a pas besoin de s’alimenter, elle vit en autarcie avec son corps. Il lui apporte tout ce dont elle aurait besoin tout seul, sans aide extérieure. Sans cette nourriture grasse et vulgaire qui semble obliger les gens à se prostituer d’une certaine manière. Ils feraient tout pour manger, les gens. Elle, elle sait résister. Elle, elle est vraiment forte et conquérante. Elle a trouvé des alternatives, elle. Elle a su contraindre ce corps, lui qui croyait pouvoir la forcer à quoi que ce soit.
Elle n’est pas faible, ce sont tous les autres qui le sont. La preuve, ils sont inquiets pour elle. Tout le temps. Ils ne semblent pas voir qu’elle fait carrière dans l’anorexie. Qu’elle va même grader et devenir présidente de sa propre entreprise. Là où elle avait commencé en seconde ligue, là où elle n’était que cette jeune femme banale, qui n’est différente des autres en rien. Qui ne sait faire rien de plus que les autres. Qui est invisible.
La voilà soudainement plus visible que jamais. Elle a soudainement un nouveau statut : anorexique. Un statut qui fait peur, qui surprend, qui fascine, qui semble si inconcevable. Mais la voilà pourtant. Les femmes l’admirent soudain, se demandent comment elle fait, l’envient de savoir faire preuve d’une telle discipline. Les hommes semblent effrayés, voient que quelque chose leur échappe.
Et ce corps lui appartient donc à nouveau. Elle a beau être devenue un cinquième d’elle-même, son cœur redevient son cœur. Ce corps n’a jamais été aussi vivant, aussi présent, aussi intense.
Il ne la saisit pas, lui, il ne la comprend plus. Mais elle n’a jamais été aussi présente dans ses pensées, dans ses souhaits, dans ses conversations. Même si c’est pour parler d’elle comme d’une malade, elle est le centre de ses préoccupations.
Et pourtant… il a laissé cette tâche. De café. Qu’elle boit beaucoup aussi. Et elle conçoit tout à coup qu’il ne l’aime plus comme avant. Que quelque chose a changé. A travers cette tâche. Elle voit qu’il lui a laissé ce message voilé : elle voit le visage de la tâche lui susurrer qu’elle n’a jamais été aussi seule en réalité.